Ma madeleine.
Hier encore, je ne savais ce qu’était la Madeleine. Je n’avais pas connu ce sentiment, cet émoi intense que l’on ressent en vivant un élément de la vie de tous les jours, et en se rejetant dans le passé.
Pourtant, lorsque hier je quittais le monde virtuel, et foulait mes premiers pas sous le soleil, ce mot prit tout son sens, en un instant, en une seconde : je compris. Une douce brise parfumée se faufila dans mes narines, et je fus transporté.
Je revis mon grand-père, la stature mince et trapue, courbé, les mains jardinières cramponnées au guidon de la tondeuse, je le revois jurer doucement et presque poliment, lorsque l’herbe rechignait à se laisser abattre. Un sentiment que je croyais oublié, presque mort, jaillit en un instant ; une sensation unique, sous le joug d’une odeur familière, s’infiltra en moi, et en quelques secondes, revitalisa les parties de mon être qui étaient éteintes.
Je l’entendis me crier, quelques instants avant de commencer sa besogne, de ne pas fouler les brins, sous peine de les écraser et de décupler son travail. Je me souviens de ses cris, et qu’il m’invectivait… Dans mon infinie jeunesse, assoiffée de jeu et de football, je n’entendais à cela que l’interdiction de s’amuser, et que l’absence d’attention à l’égard de mes sentiments.
Assis sur mon muret, les jambes balançant dans le vide, je me rappelle le regarder faire ses allées et venues, râlant parfois, rarement même lorsque j’y repense, lorsque tout ne se passait pas aussi vite qu’espéré. Juché en plein soleil, je me rends compte maintenant que je n’appréciais pas ce moment à sa juste valeur ; je ne savais pas que je vivais l’un des plus beaux moments de ma vie d’enfant. Lorsqu’en cet instant, les souvenirs précis me reviennent, je perçois ce que je ne pouvais à l’époque de mes neuf ans. Ce n’était pas une corvée, de devoir attendre quelques instants, c’était un privilège. Je sais que ces instants sont légions, et que leurs fréquence dans la vie de tous les bambins entraînent que peu de gens eux aussi savoures ces moments, mais cette situation, cette complicité que je partageais avec lui durant quelques minutes, cette sensation de légère colère, c’était la mienne. Personne ne pouvait me l’enlever. Sur le moment, nous partagions tous deux une infime irritation envers l’autre, envers ce qu’il ne comprenait pas pour nous ; mais ce n’était rien ; on s’aimait.
Il m’a fallut près d’une décennie pour comprendre la portée de moments comme ceux-là, pour comprendre qu’il ne s’agissait pas seulement d’une pelouse tondue, pour comprendre que derrière cette bribe de ma vie d’enfant, il se cachait autre chose ; un moment plus magique que ce que peuvent voir le commun des gens.
La tête courbée, fixant mes lacets défaits, je me souviens encore la douce odeur enivrante qui se répandait dans l’air, je me souviens de ma grand-mère, debout devant la cuisinière, dans une de ses longues robes fleuries, un tablier légèrement tâchés sur elle, lorsque ses cheveux étaient encore assez courts et bouclés, préparant un magnifique goûter dont j’allais encore me régaler quelques minutes plus tard ; je revois aussi les papillons, nombreux dans le jardin fleuri de mes aïeuls, voltiger de part et d’autre de moi. Ces souvenirs enfouis, et presque éteints, du moins le pensais-je, revêtaient quelque chose d’exceptionnel, et de riche. Des années après, ces souvenirs, non seulement conservaient leur intensité d’alors, mais avaient aussi gagné en force, et en signification.
Pourtant, j’ai le souvenir de savourer chacun des repas de ma grand-mère, chacune de ses tendresses, et de ses attentions, j’ai aussi le souvenir de séance de fou rire avec mon grand-père, je me souviens avoir apprécié les moments passés en leur compagnie, mais pas autant que je le voudrais.
Je sais qu’il me suffirait de retourner chez mes grands-parents, de m’asseoir sur le muret, de les regarder à nouveau faire les mêmes gestes, mais jamais je ne retrouverai la magie de ces moments-là, parce qu’ils furent vécu de plein pied, sans préparation aucune, sans envie même de les vivre. Et c’est ça qui les rend unique.
Ces moments, malgré leur infinie simplicité, sont ceux qui me font me sentir vivre encore.
Continuant le vagabondage de mes pensées au fin fond de mon enfance, je continue la visite des lieux de mes vacances : mon regard s’arrête sur quelque chose : je me vois, oui c’est une glace ; un miroir en forme de flaque, comme celle que les vils orages laissent mourir au fond d’une cour, comme celle de l’école primaire que je fréquentais, premier lieu de joie et de bonheur en profusion.
Lorsque je me regarde, et que je vois l’enfant de neuf ans, non encore abîmés par les épreuves et les expériences douloureuses qui suivront, je me dis que là aussi il y a quelque chose de beau, et de rare. Plus jamais je ne retrouverai cette pureté, cette insouciance qui fut la mienne à l’aube de ma vie. Il n’avait pas besoin de se projeter, de s’inquiéter, de réfléchir, de jauger de la portée de chacun de ses actes ; non, tout ce qu’il voulait, c’était jouer et s’amuser.
Je sais maintenant que cet enfant-là est parti, quelque part, enfoui en moi, au plus profond de mon âme ; probablement endormi, ou proche du coma ; un si long silence de sa part ne peut signifier que peu de choses, dont la mort.
Se réveillera-t-il un jour ? S’extirpera-t-il un jour de sa longue torpeur, et installera-t-il à sa place les tristesses et les peines qui me hantent ?
Non, c’est impossible, car une fois que ses yeux s’ouvriraient, il serait assaillit immédiatement par les mille tourments qui me saignent, et sa pureté serait entachée. La seule partie de moi qui possède encore de la joie deviendrait lui aussi une partie blessée, et endolorie, et sa vision optimiste et débrouillarde céderait le pas à une plaie béante et suintante, telle celle qui me consume.
Je continuerai ma vie, mais lui, la sienne serait définitivement terminée ; nul ne pourrait rester stoïque et indemne face aux épreuves de la vie, et certainement pas le garçon de neuf ans dans le miroir…
Non, ce que je veux, c’est que ce jeune garçon continue son sommeil, et que ses rêves ne prennent pas fin ; ne jamais qu’il s’éveille à ce monde d’adulte si froid et si dur, si implacable et insupportable. C’est là mon vœu le plus cher, plus encore que de revivre ces moments uniques, qui ne le seraient plus par conséquent, et perdraient de leur force.
Tant qu’il vivra en moi, même faiblement, tant qu’il sera pur et indemne, la vie continuera pour moi, et il subsistera un fragment d’espoir qu’un jour, je me sentirais à nouveau comme lui ; et tant qu’il respirera, tant que son faible cœur battra, je résisterai.
Car c’est l’Oeuvre du malin ; votre Œuvre ; elle est en vous. Elle est Vous.
Je l’ai crée, mais pas seul ; chacun de vous m’y a aidé, par de multiples attaques parfois gratuites, parfois non, et leur continuation finit par écailler et déranger le sommeil du bambin en moi, et qui sait, un jour, le réveiller.